La terreur n’est pas une caractéristique facultative des États totalitaires, elle fait partie de leur fondement même. C’est pourquoi il est vain de vouloir étudier ces États, comme l’ont fait diverses écoles «révisionnistes», sans en tenir compte, comme s’il s’agissait de sociétés animées par les conflits et les tensions classiques. On l’a bien vu en 1989: dès que la terreur a été suspendue (la police et l’armée n’avaient pas reçu l’ordre de tirer sur les manifestants), les États totalitaires communistes se sont écroulés comme un château de cartes.

 

Au-delà des frontières, la terreur retrouve le visage plus familier de la guerre (ou, en position de repli, de la guerre froide); les pactes sont forcément provisoires. Le but est toujours la domination; les moyens sont adaptés aux circonstances du moment. En fin de compte, la violence reçoit, dans le cadre totalitaire, une légitimation multiple. Elle est d’abord la loi de vie et de survie; mais elle convient, en outre, à celui qui possède la vérité scientifique: à quoi bon s’embarrasser de discussions quand on sait où il faut aller et ce qu’il faut faire?

La division de l’humanité en deux parties mutuellement exclusives est essentielle pour les doctrines totalitaires. Il n’y a pas de place ici pour les positions neutres; toute personne tiède est un adversaire, tout adversaire un ennemi. Réduisant la différence à l’opposition et cherchant ensuite à éliminer ceux qui l’incarnent, le totalitarisme nie radicalement l’altérité, c’est-à-dire l’existence d’un tu à la fois comparable au je, voire interchangeable avec lui, et qui pourtant reste irréductiblement distinct de lui. On tient là une définition de la pensée totalitaire, laquelle est beaucoup plus répandue que les États totalitaires: c’est celle qui ne laisse aucune place légitime à l’altérité et à la pluralité.

 

Son emblème pourrait être cette perle de Simone de Beauvoir, qu’on ne se lassera pas de citer : «La vérité est une, l’erreur est multiple. Ce n’est pas un hasard si la droite professe le pluralisme.» On ne dira pas pour autant, imitant son esprit, que la gauche est nécessairement totalitaire; c’est plutôt que, dans la pensée qu’illustre cette phrase, les principes de la guerre se trouvent étendus à la vie civile; l’ennemi de l’intérieur ne mérite pas moins la mort que celui du dehors. En ce sens, le totalitarisme est hostile à l’universalisme qui cultive, au contraire, l’idéal de paix.

Tzvetan Todorov, in "Mémoire du Mal, Tentation du Bien", pp. 35-36, Robert Laffont, 2000